Philippe Geluck : « En tant qu’entrepreneur, on a aussi le goût de la transmission, pour ma part de la passion et de la rigueur » (Témoignage)
23 avril 2024
Il passe d’un domaine d’expression à l’autre avec la souplesse d’un chat et la jubilation d’un passionné gourmand de la vie. BD, livres, expos, TV, radio…. Philippe Geluck ne s’interdit rien pour peu que la flamme soit vive. Cet artiste engagé, entrepreneur avisé, transmet sa passion et ses valeurs à ses proches, famille comme collaborateurs.
Les bronzes monumentaux de l’exposition « Le Chat déambule » ont attiré des milliers de visiteurs réjouis dans le Parc Royal de Bruxelles il y a quelques semaines encore. Car le gros matou aux répliques faussement naïves enchante le public depuis quarante ans. Le dessinateur-écrivain est pourtant d’abord passé par le théâtre puis la télévision. Philippe Geluck, heureux époux de Dany depuis près de quarante-cinq ans, père de deux enfants et grand-père heureux, l’homme traverse l’existence, des idées plein la tête. Avec, en ligne de mire un « Musée du Chat et du dessin d’humour ».
Vous avez toujours multiplié les projets. Pourriez-vous arrêter d’écrire un jour ?
Jamais, écrire fait partie de mon package, de mon identité. J’écris dans mes dessins mais il y a également toute la partie qui concerne les textes pour la radio et la télévision, les livres, et tout est intimement lié. Mon plaisir de passer d’une activité à l’autre est constitutif de mon existence, sans aucune stratégie au préalable. Je suis toujours partant pour une nouvelle aventure. Si je devais refaire le voyage dans l’autre sens, je n’aurais pas de regrets puisqu’il n’y a pas de plan de carrière.
Mais quand, le succès aidant, apprend-on à dire non ?
Très vite puisque je fonctionne à l’instinct. Quand vous avez seize ans et qu’on vous propose de publier vos dessins, vous vivez un moment magique. Mais par la suite, je n’ai eu aucun mal à refuser l’une ou l’autre proposition qui me tentait moins. Je me suis très tôt rendu compte que la vie passait avant tout le reste et qu’il n’était pas question de la gâcher. Cependant, accepter des missions ou des boulots précis fait partie de sa propre construction et d’un cheminement logique. Il faut aussi nourrir sa famille.
La curiosité, l’ouverture d’esprit, la ténacité vous ont-elles été transmises par vos parents ?
Indéniablement. J’ai eu la chance d’avoir des parents passionnés et passionnants, chacun artiste, mon père dessinateur et ma mère chanteuse. Je n’ai jamais reçu de conseils directs, de règles ou de principes à respecter. Leur enseignement était plus subtil, par l’exemple. Moi-même, je n’ai pas voulu faire autrement avec mes enfants. L’exemple se passe de grandes théories. La vie en famille, l’écoute de l’autre, même les recettes de cuisine ont été absorbées par le biais de l’observation.
Vous êtes un citoyen engagé. Tout comme le Chat ?
Inévitablement. Quand je le dessine ou le sculpte et que je l’offre à des associations solidaires, ou que je crée des affiches portant un message, je pose un acte militant. Par exemple, j’avais réalisé des affiches en soutien au personnel soignant durant le Covid. Je fais dire au Chat des propos contre le racisme, les conflits, la censure… Cet engagement, je le tiens aussi de mes parents, militants communistes à l’époque, ils croyaient en un certain idéal. Je me montre plus prudent, je n’ai pas envie d’avoir un jour honte d’un drapeau que j’aurais brandi.
Qu’est-ce qui vous ressource le plus ?
Le fait de mener une vie privée calme et basique, avec mes proches et mes amis. Je ne suis pas un mondain. Je préfère la normalité avec des gens, parfois, exceptionnels. J’aime notre maison, j’aime l’idée que mes enfants et petits-enfants s’y sentent heureux, mais par contre je n’ai pas le souhait ancré en moi qu’elle me survive. Ils la garderont s’ils le désirent, ce ne sont que des murs. Je n’ai pas la notion de maison de famille. Il en est autrement avec mon œuvre et le droit moral sur tout ce que j’aurai produit, un fameux bagage. Nous en avons déjà parlé et je leur fais confiance. Mais je ne veux pas que ce soit un fardeau, qu’ils s’investissent comme ils le sentent. Certaines successions artistiques sont parfois lourdes. J’ai été très présent de par ma notoriété et mon travail, je ne veux pas que cela leur pèse. Mais nous formons un noyau solide et proche. L’après se fera dans le bonheur et la sérénité.
Comédien a été votre premier choix. Quand le dessin a-t-il pris le dessus ?
Ma femme, Dany, m’a souvent rappelé qu’au moment de notre rencontre, je lui aurais avoué mon désir de pouvoir vivre du dessin. Pourtant, nous nous sommes rencontrés sur un tournage, en tant que comédiens, et j’ai encore joué au théâtre durant de nombreuses années. Avec le recul, je pense que c’est dans le dessin que je suis totalement moi-même et maître du navire sur lequel je voyage. Je ne renie pas pour autant les moments de bonheur et de délire vécus en radio et en TV, notamment avec l’équipe du « Jeu des dictionnaires », ensuite avec Laurent Ruquier et Michel Drucker en France, car je m’y exprimais aussi entièrement.
Est-ce un parfait équilibre entre travail en solitaire et en équipe ?
Il y a de cela, l’écriture et le dessin s’accomplissent en solo, les moments devant les caméras et les micros se vivent dans le partage et la complicité. J’y trouve mon moteur professionnel. Pourquoi se priver de tant de bonheurs ? Et quand j’ai le sentiment d’avoir fait le tour d’une aventure, j’arrête. J’aime avancer en ayant des frissons, en prenant certains risques. Quoiqu’on puisse en penser, le Chat ne tombe jamais dans la routine ! Je dessine et je crée tous les jours, j’accumule un matériel en dessins, en tableaux et en sculptures, qui, une fois suffisant, alimente tel ou tel objectif.
Vous considérez-vous comme un entrepreneur ?
Oui, dans le sens où j’entreprends des projets. Au fil des années, je me suis entouré d’une série de collaborateurs qui me déchargent de tout ce qui n’est pas créatif comme la comptabilité, l’administratif ou encore les relations avec les galeries d’art, les archives, les transports ou les réseaux sociaux. Avoir créé des emplois représente aussi une satisfaction. L’équipe compte une dizaine de personnes, sans compter les très nombreux emplois indirects : encadreur, éditeur, fondeur et soudeur pour les statues… En tant qu’entrepreneur, on a aussi le goût de la transmission, pour ma part de la passion et de la rigueur.
Quels conseils vous a-t-on donnés ?
Je me suis fait au petit bonheur la chance, au fur et à mesure. J’ai engagé, il y a vingt-cinq ans, un collaborateur qui m’est précieux. Tout gamin, il était passionné par le Chat, il m’avait déjà demandé de dédicacer le premier album en 1986. Il revenait chaque année aux séances de signature, il a fait des études commerciales et je l’ai embauché. Puis l’entreprise a grandi. Mais je suis très conscient de ma responsabilité, celle de bosser pour donner suffisamment de travail à tous mes collaborateurs. Cette dynamique m’a poussé à oser. Une responsabilité qui m’enchante car je ne compte pas du tout m’arrêter !
L’espoir se transmet-il par le biais de l’humour ?
J’ai écrit le livre « Peut-on rire de tout ? » en 2013, bien avant les attentats et notre époque de dénonciations outrageuses. Je le referais aujourd’hui, je continue à penser qu’il faut rire de tout, et ne surtout pas baisser les bras devant cet océan de bêtises qui déferle sur les réseaux sociaux. Conscient de cette pensée qui se rétrécit, il est d’autant plus nécessaire de faire œuvre utile. Je ne vais pas m’empêcher d’aborder certains sujets sous prétexte de peut-être en indigner certains. Je préfère dire les choses par le prisme de la bienveillance et de l’humour. Le Chat balance parfois des horreurs absolues qui sont aussi la dénonciation de ce qu’il avance.
Justement, quels sont les traits de son caractère ?
La liberté de penser et l’absence de peur du ridicule. Il peut, sans problèmes, passer pour un crétin, ce qui est une force. Nous parlons de lui comme s’il était réel mais bon, c’est quand même moi qui lui ai insufflé cette liberté de penser si précieuse.
Qu’est-ce que la vie vous a appris ?
Qu’elle est le bien le plus précieux. La vie est unique, courte, merveilleuse, et mérite qu’on s’en soucie, pour soi-même et pour les autres. Comme le chantait Brassens dans une de ses chansons : « Mourons pour des idées, d'accord, mais de mort lente », la vie est le seul luxe pour beaucoup. Être en vie, voilà ce qui importe.
Texte : Gilda Benjamin
Source: Fednot